Assises à façon
“On ne s’appuie que sur ce qui résiste.”
François Andrieux
Dans ces vingt-et-un mille mètres carrés, plus d’une centaine de talents se consacrent à un travail minutieux et exigeant, esquisses préliminaires aux sièges assemblés. En pénétrant par l’atelier tubes, vous aurez l’impression de déambuler dans une forêt étonnante, au milieu d’un parc de tiges en acier pouvant atteindre six mètres de haut. C’est là qu’elles sont pliées, écrasées, contrôlées, embouties par un chassé-croisé sécurisé, qui parachève les châssis des assises. Vous savez que nous fabriquons à façon, mais pas toujours de quelle manière. Chez nous, on élabore des outils maison à partir d’une pièce un peu casse-tête ; chaque défi technique est un régal, puisque notre industrie artisanale a fait de l’autonomie un parti pris radical. Passés le tonnerre des entrechocs et les sifflements des chalumeaux, passées les odeurs du métal en fusion, l’exploration se poursuit sur le même site, avec un tout autre univers. Dans l’atelier couture, certaines travaillent en musique après les échauffements matinaux. Puis, tout à coup, les rouleaux de tissus s’alignent, feutrent les conversations, le « tactac » cadencé des machines de pose ficelle avant que ne reprennent les franches rigolades, et ce même humour qui pétille de voir les commerciaux tenter de les manipuler.
Depuis l’époque où les gabarits se superposaient sur les épaisseurs d’étoffe, la coupeuse dernier cri a beau accomplir des merveilles, aucun de nos spécialistes ne saurait bouder le plaisir de dégainer ses ciseaux électriques. Sans oublier cette fierté d’aboutir à un produit fini, qui suscite toujours son lot de sourires quand il apparaît à la télévision – « ah, celui-là, c’est un Navailles ! » Ce produit fait l’âme de notre Manufacture, il démarre avec un simple crayon, sur une planche de papier. Puis, à mesure que les différents talents se concertent, le savoir-faire en production complète celui de la conception. Le bureau d’étude tâtonne, crépite, itère, fignole, vérifie la conformité, la faisabilité ; de nombreux regards curieux se tournent vers ceux qui expérimentent avec une carte blanche, jusqu’à ce que le ballet de la Manufacture se déclenche. Qu’on parle de tôlerie, de mousse, de bois, de vernissage de houssage, d’agrafage, ou encore de passementerie, chez Navailles, le geste n’est jamais en reste. Ce geste est devenu rare, et en poussant notre porte, en entrant dans nos coulisses, vous verrez combien, depuis 1966, il s’entretient, se polit, s’approprie.
Équipes dans l’administration ou le service après-vente, expéditrices, soudeurs, garnisseuses, prototypeurs, monteuses, communicants, acheteuses, responsables d’équipes ou de la qualité, il y a des voix, des caractères et des visages en face de chaque cas de figure, de chaque usage.
Attachée au moindre détail, la signature Navailles se déploie du dossier au coussin. Leader dans le domaine médical, notre Manufacture a noué des collaborations étroites avec les pointures des milieux cliniques et hospitaliers afin de perfectionner leurs outils de travail. Qu’ils soient destinés au transfert vers les blocs opératoires, à la néo-natalité, au traitement par dialyse, ou à la réalisation de prélèvements, les tabourets et fauteuils à hauteurs variables découlent tous d’une réflexion scientifique. Chez nous, on fabrique en très petites séries, on se dresse contre l’uniformisation et la standardisation. À ce niveau de complexité vitale, il convenait de répondre aux besoins de ceux qui reçoivent les soins, mais aussi de ceux qui les prodiguent. Capacités à passer d’une configuration proclive à déclive, mécaniques et cinétiques particulières, motorisation pour aider à gérer les cas les plus sévères, porte-tablettes, tiges à sérum, nombre de roulettes, de freins, et tant d’autres accessoires : en développant, et en fabriquant ce matériel selon toutes ces typologies, Navailles a véritablement assis son expertise en posturologie.
À la question du confort s’ajoute celle du contexte. Voilà pourquoi, du bureau d’étude à l’étude des bureaux, la fonction initiale détermine la forme finale ; la Manufacture a fait de la prévention des troubles musculo-squelettiques sa colonne vertébrale. Voilà aussi pourquoi un même modèle de siège peut se décliner : la structure et le revêtement sont pensés pour chaque client, pour les univers des décorateurs, des agenceurs, des architectes d’intérieur, des aménageurs qui souhaitent bénéficier de nos talents de confectionneurs. Qu’il s’agisse d’environnements familiers ou extrêmes, au fond, la différence est la même : il y a ceux qui ignorent les risques d’être mal installés lorsqu’ils travaillent, et tous ceux qui font confiance à Navailles.
Considérée comme l’un des trésors régionaux, inscrite dans le pôle de compétence territorial, c’est grâce à un engagement constant que notre Manufacture a pu se maintenir. Elle a même pu grandir, rayonner à l’international, depuis la capitale de la chaise, dans son village historique – disons, le siège des sièges. Dans ce Pays de Cocagne que sont les Landes, un certain goût du raffut et du labeur a toujours présidé. Lorsque la Seconde Guerre s’est abattue sur le territoire, un cycliste émérite du nom de Robert Navailles a prétendu qu’il s’entraînait en prévision du Tour de France, afin de berner les Allemands à la frontière, et de jouer les passeurs pour la Résistance. S’il paraîtrait même qu’il recueillit un parachutiste américain, et lui apprit à pédaler, il est avéré qu’à la libération, l’entrepreneur fixa son prochain point de chute en Argentine, où il créa une manufacture des cadres en partant de zéro. Et puisque le sport a sa façon de conjurer le sort, c’est en montant son affaire avec des marques italiennes remarquables que l’habileté de Robert finit par se faire remarquer. Il revint à Mont-de-Marsan, dans ce garage où il peignait à la main des fourches de vélo qui servaient aussi de piètements de chaises, jusqu’à ce que l’avènement de l’automobile ne lui fasse changer de fil conducteur – et que ses deux fils ne le rejoignent en 1966, pour fonder Navailles.
Partageant cette audace et cette joie du Sud-ouest, l’entreprise se réoriente afin de fabriquer ses sièges par elle-même ; une empreinte pleine de persévérance, qui a su perdurer. La famille Navailles sait y faire pour planter le décor : l’un des deux fils est versé dans les arcanes de la soudure, l’autre s’est rompu aux subtilités du design à l’École Boulle. Ils se retroussent les manches, s’adaptent, consolident, et font preuve de prudence en renforçant les activités de sous-traitance, jusqu’à ce que les deux fils laissent la place à Christophe Michaud. En 2007, ce rachat bouscule la routine, et s’accompagne surtout d’un changement dans la continuité : le sur-mesure est déjà bien implanté dans les pratiques pour apporter de la valeur, mais la valeur des pratiques, elle, n’avait pas encore été mesurée. C’est ainsi que s’amorce un virage vers le management participatif ; ainsi qu’est réalisée une avancée significative, que la décision est prise de devenir une marque à part entière, clairement identifiée. Après les succès dans le domaine de la santé, les marchés à développer sont certes nouveaux, et dans l’intervalle, la Manufacture a certes déménagé à Hagetmau, c’est toujours le même esprit qui vibre en ces murs. Chez nous, quelques machines pourraient témoigner de leurs innombrables améliorations – certaines ont connu plusieurs capitaines, mais posent encore les mêmes capitons. Et d’autres influences sont comme qui dirait cycliques, la pratique du ski de bosse défendue par Navailles remonte en quelque sorte au premier cycliste : adepte de sports extrêmes, Christophe implique la Manufacture dans l’association We Are Different pour promouvoir les techniques scandinaves traditionnelles du télémark. Dans ce bassin territorial où le surf est également roi, l’attachement demeure : un parfum de romance, la culture de la haute performance.
Convaincus qu’en France, les sites de production peuvent reconquérir de l’essor, depuis notre genèse, notre choix est de faire confiance à la jeunesse. C’est en formant les apprentis, en soutenant les carrières en interne et en soignant le lien intergénérationnel que notre Manufacture contribue à cet effort. Certains sont arrivés chez Navailles un peu ébahis, et sont désormais heureux de diriger leur atelier. Certains se sont aperçus que la date de naissance des petits jeunots correspond à leur propre arrivée chez nous. On peut les entendre plaisanter, à dire qu’ils sont là depuis le berceau : l’une rapportait un fragment de la fibre artisanale chaque soir à la maison, et l’a transmis à sa fille ; l’autre a présenté son fils, et travaille désormais avec lui en équipe. L’on ne compte plus les trajectoires plurielles prouvant que Navailles n’est pas l’histoire d’une seule famille, mais de toutes celles qui font vivre la Manufacture, en prenant part à cette belle aventure.
Du CAP au cap de l’enseignement supérieur, l’entreprise s’investit aussi dans les écoles – les invite même en ses murs. Pour donner l’envie de s’intéresser aux savoir-faire ancestraux, elle n’hésite pas à héberger chaque année un examen de couture, et à recruter parmi ces nouveaux passionnés à l’œil qui brille et au sourcil concentré. Certains démarrent aussi chez nous après un stage, un essai sur les opérations de piquage, quand ils ne participent pas à faire entrer l’entreprise de plain-pied dans le prochain âge. Navailles peut donc s’appuyer sur des techniciens spécialisés dans les sièges d’ameublement, œuvrant parfois depuis plus de trente ans, autant que sur des ingénieurs, des dessinateurs qui font leurs premiers pas ici, en même temps que leurs premiers plans dans le secteur. La Manufacture est notre pilier, et elle a su résister parce qu’elle s’est enracinée dans une région où l’on ne rechigne pas, où l’on s’entraide, solidaires et déterminés à ce que l’économie locale continue de favoriser l’emploi d’artisans qualifiés. Et on laisse aussi leur chance à tous ceux qui veulent contribuer à la filière industrielle, suivre les cours du soir, autant que les formations qui permettent de dévoiler des compétences insoupçonnées, et surtout de s’émanciper. Sûr qu’avec notre côté gaulois, on est plutôt du genre à rapatrier les savoir-faire qu’à les envoyer à l’autre bout du planisphère. Ils sont d’ici ou viennent des environs, de Monségur, de Serres-Gaston, d’Aubagnan ou d’Arboucave. Il y en a même qui passaient devant la Manufacture sans se douter qu’en matière de métiers préservés, Hagetmau n’avait pas dit son dernier mot.
En plus du patois qu’ajoute chaque village, si vous tendez l’oreille, vous comprendrez que les discussions dans notre Manufacture empruntent des expressions venues de lointains rivages. Les cagettes rapportées par les agriculteurs du coin côtoient les freelances qui collaborent avec Navailles depuis d’autres continents. « Crafted for work », « boostrapping » et « test and learn » cohabitent avec les plâtras de volailles préparées à l’ancienne, avec le foie gras, les magrets de canard, avec les pauses à l’ombre qui protègent du cagnard – avec toutes ces coutumes qu’il faudrait être fada pour oublier. D’ailleurs, il n’y a rien d’absurde à perpétuer la mentalité du Gascon : jusque dans les années soixante, les bergers se perchaient sur des échasses pour gagner en hauteur de vue. Résilient et même un tantinet canaille, c’est cette philosophie qui dirige toujours Navailles. On ne s’imaginerait pas forcément notre Manufacture se toquer des réseaux sociaux tendances ; elle effectue pourtant sa transition digitale avec impatience. Tout comme nous fusons vers de nouvelles technologies qui assisteront la conception en trois dimensions, et vers de nouveaux canaux de communication, Navailles place ses avant-postes dans la jungle des écosystèmes qui nourrissent des ambitions de croissance pour le Made in France.
Ici, on sait que l’innovation ne signifie pas qu’il faut nécessairement rompre avec les traditions. On assume de réunir les mondes, d’être membre du Collectif des Startups Industrielles de France, sans ressentir le besoin de déboulonner des fondations qui ont eu des siècles pour se parfaire, ou de se pencher sur la fiche de poste d’un chaudronnier en se figurant qu’il y a de quoi disrupter. Parmi tous les outils de précision qui se sont introduits dans les ateliers, les mains n’ont jamais été mises à l’index. Tous ceux que vous croiserez dans nos ateliers pourront vous dire combien « les recettes d’avant » ont du bon ! Finalement, la jugeote du paysan landais avait épousé l’économie circulaire et les circuits courts, bien avant que se développe un mouvement qui prend de l’élan, et surtout la mondialisation à rebours. Vous constaterez que les considérations écologiques et le recyclage n’ont jamais été superflus dans nos campagnes : en plus des champs alentour, c’est l’ADN des grands espaces qui est cultivé par chez nous, celui qui prend sa source de l’océan Atlantique et court jusqu’aux contreforts des Pyrénées.
Avec plus d’un demi-siècle d’activité, c’est peu dire que nous avons peaufiné nos processus pour augmenter leur efficience. Outre le label Origine France Garantie, notre Manufacture progresse dans les normes ISO pour intensifier notre implication dans tous les enjeux environnementaux. Afin d’avancer, nous nous sommes assurés que nos fondamentaux n’allaient pas bouger. C’est cette forte maîtrise, l’ossature de notre marque, et sa rigueur qui nous incitent à proposer des solutions dans les défis de l’écoconception. Récupérer les produits, prolonger leur durabilité et leur garantie d’une décennie ou deux, changer les roulettes, ressouder, repeindre, recoudre, customiser – les partenariats sont voués à s’étendre, les entreprises locales à s’entendre. Notre approche est à l’opposé de l’obsolescence, il s’agit d’une certaine idée de l’achat responsable qui contrecarre le tout consommable. Ainsi, la collection « Héritage 80 » a beau redonner ses lettres de noblesse aux sièges de bureau historiques, elle ne saurait se reposer sur ses lauriers, et comporte tout ce que la modernité a su apporter comme optimisations. Derrière des références comme Strong Auguste ou encore Lead Ernest, qui sont au catalogue de l’e-shop, se cachent parfois plus de cinquante évolutions à travers les époques. Nous faisons le pari que le siège Arcs ouvrira la voie vers d’autres réinterprétations des classiques ; ces produits iconiques ne font pas que rappeler le passé de la Manufacture, ils préparent davantage son futur.
On peut aller loin avec la maîtrise du tube et du tissu, aussi loin que le Moyen-Orient et la Polynésie, où nos assises ont d’ores et déjà pollinisé ; on peut même sortir du bureau et du médical pour aller s’implanter dans d’autres espaces. Nos sièges ont tout pour s’insérer dans la sphère privée, chez ceux qui veulent « un Navailles », et qui, devenant clients, deviennent ambassadeurs. Ils adhèrent aussi à notre mission de réindustrialisation, et effectuent un acte militant. Peut-être les salles à manger auront-elles leur propre modèle ; des tables à l’ergonomie millimétrée pourraient aussi être créées par les ingénieux de chez Navailles, pour répondre à des usages auxquels le marché lui-même n’aurait pas encore songé. À chaque problématique qui émerge, les équipes répondent avec la même intelligence, la même agilité, le même sentiment d’appartenance. À chaque perspective qui se dévoile, elles continuent de poser cette question avec la même insistance que celle qui a conduit Navailles depuis le début de son existence : « Puisqu’on sait faire, pourquoi ne pas le faire ? »
ⓒ Maison Tragalgar
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